TUER l'HUMANISTE POUR FAIRE UN EXEMPLE
Les libertés que prennent les imprimeurs ne sont plus tolérables : Dolet dans le « Second Enfer » ne cache pas que les autres imprimeurs lyonnais mettent sur le marché les mêmes livres condamnés que lui. « Citons le cas de Jean de Tournes, écrit Claude Longeon, qui, dans le même temps que Dolet, imprime les mêmes ouvrages que lui (Le Chevalier Chrestien, La Préparation à la Mort, l'Internelle Consolation, Les prières et Oraisons de la Bible etc...), sans être nullement inquiété ».
Un coup d'arrêt est nécessaire.
Dolet, mauvaise tête, révolté depuis Toulouse, ou considéré comme tel, est devenu un symbole, entre autres de la liberté de la presse et de l’indépendance de la pensée. Il est bien connu qu'il n'a jamais présenté ses éditions à la censure, comme son « privilège » l'exigeait pourtant et comme il en avait pris le ferme engagement à chacun de ses démêlés judiciaires antérieurs. Il brave la censure de la Sorbonne et ridiculise les censeurs comme dans la préface à son édition du « Manuel du Soldat Chrétien », d’Erasme, dont il faut relire sa préface. L’humaniste s’étonne malicieusement que des « vicieux » - il s’agit des théologiens de la Sorbonne aient pu trouver quoi que ce soit d’ « illicite » ou « scandaleux » dans cette oeuvre d’Erasme où ne se lit rien « qui ne soit louable et de grand fruict ». Le reste de la préface a le contenu proprement politique de ce que j’appelle l’illusion de Dolet : l’Orateur qu’il est, sinon par le discours devant le Sénat, du moins par son combat d’éditeur-imprimeur-libraire, se targue d’avoir pour mission de faire triompher le droit, la vertu qui est la force civique. Il ajoute donc, dans sa préface, qu’il publie le livre d’Erasme, dont il sait qu’il est interdit, parce qu’il veut mettre à nu « les abus, superstitions et arrogances » des censeurs théologiens. Et de s’écrier : « Mais si pour cela aulcuns le trouvent de maulvais goust, je vouldrois sçavoir d'eulx s'ilz me pourroyent prouver par quelles loix et statuts (soit des infidèles ou des Chrestiens) la reprehension des vices n‟est permise ». Il ne nourrit cependant pas grande illusion sur le succès de sa contreverse, comme on le vérifiera plus loin.
76 Préfaces
Claude Longeon s’étonne : « Nous nous expliquons mal comment Dolet a pu prendre le risque de publier une nouvelle fois la traduction française de l'Enchiridion. Nul doute qu'il était parfaitement conscient du danger qu'il courait : la préface qu'il met à son édition en apporte la preuve. Observons qu'il s'y montre particulièrement agressif, stigmatisant à mots à peine couverts l'aveuglement des gens de la Sorbonne qui, le 31 janvier 1540, ont condamné le livre pour propositions hérétiques et scandaleuses ».
N’est-il pas évident que Dolet va être réduit au silence parce qu’il a l’audace et le courage, en sachant très bien ce qu’il risque, d’afficher la revendication de la liberté d’écrire et d’imprimer librement ?
Il fallait faire taire un tel homme. Et profiter de ce qu’il était relativement isolé en raison de querelles avec les hommes de Lettres, de ses démêlés avec la justice et l'Inquisition ou de ses rapports orageux avec ses collègues imprimeurs lyonnais. L’heure était à la répression.
A-T-IL ETE ABANDONNE PAR SES AMIS ET PROTECTEURS ?
Au cours des débats enflammés et répétitifs qui ont accompagné les décisions municipales de donner le nom de Dolet à une rue ou de lui ériger un monument (Paris, Orléans, Lyon), entre 1879 et 1940, les membres de l’opposition, appartenant à la droite catholique, ont toujours prétendu que si Dolet n’a pas été tiré des mains des bourreaux, en 1546, c’est parce qu’il avait réussi à se faire haïr de tout le monde et qu’il avait bien mérité son supplice.
Il n’était question, généralement, quand ce sujet était abordé, que de certains de ses « amis » du groupe des poètes néo-latins comme Visagier, Bourbon, Duchet etc. qui avaient effectivement rompu avec lui dans les années 1538 -1540 ou de certains imprimeurs dont on va reparler. Ces hommes, toutefois, en 1544-46, n’auraient pu lui être d’aucun secours, ils ne disposaient pas d’une position sociale leur permettant d’intervenir efficacement. Dolet avait beaucoup d’autres amis proches qui ne l’ont jamais trahi. Michel Jourde suggère dans sa conclusion que Jean de Tournes a dû rester fidèle à Dolet, même après son supplice.
Mais les protecteurs de haut rang ? Richard Cooper (professeur à Oxford) met les choses au point sur ce sujet dans sa contribution au Colloque (« Dolet et les du Bellay »).
« Les amis haut-placés n’ont rien pu pour le sauver ? »
« Un mot sur le procès Dolet. Comment se fait-il que les amis haut-placés de l’Orléanais n’ont rien pu pour le sauver ? Je pense naturellement à Pierre Duchâtel que Dolet connaissait depuis 1531environ […]. Je pense à François Olivier, chancelier de France […). Je pense surtout à Jean du Bellay. On aurait cru à une intervention de l’évêque de Paris dans la provision pour Dolet d’abjurer par devant l’official de Paris… ; mais l’official était l’un des avocats du for ecclésiastique nommée par le Parlement ; cet official s’était déjà rangé du côté de l’Inquisiteur Ory et ils avaient publié ensemble en juillet 1542 un monitoire excitant les fidèles à la délation.
Avec l’édit de Fontainebleau du premier juin 1540, puis ceux de Lyon (30 août 1542) et de Paris (23 juillet 1543), le climat politique, et l’équilibre des pouvoirs a basculé dans l’intolérance, ainsi qu’en témoigne une lettre de Jean du Bellay à Jean Sturm du 3 novembre 1540 : « flamma persecutionis universam Galliam pervadet » (les flammes de la persécution se sont répandues dans toute la France)
Il fait part à Sturm de la nomination de Mathieu Ory comme « generalis haereticorum magno Regis stipendio » (Inquisiteur général des hérétiques, avec une grosse rétribution royale), avec six suppôts,
« qui ultro citroque commeant, et nimina innocentium deferent, et nimium multos in custodia duci curant. Vetera dilecta et suspiciones et aliquando condonatae paena repetentur, etiam verba aliquando de religione prolata vocantur in calumnias ». (qui vont et viennent de tous côtés, défèrent à la justice beaucoup d’innocents et se chargent de les conduire en prison. Des délits et des soupçons anciens, des peines remises sont rappelés, de même que des propos traitant de la religion sont invoqués dans leurs calomnies).
Richard Cooper commente : « Etonnante prophétie du sort de Dolet ». Le cardinal de Tournon, effrayé par la Réforme révolutionnaire, s’était déjà rallié à l’Inquisiteur général Ory. Le cardinal Jean du Bellay pour sa part avoue sa crainte : « Dans ce climat presque paranoïaque, « Nemo etiam apud regem intercedere audit, quo ne se suspectum reddat » (Personne n’ose intercéder auprès du roi sans se rendre lui-même suspect) et le cardinal craint pour sa propre position.»
La hiérarchie ecclésiastique lyonnaise fait partie du complot qui veut la mort de Dolet et faire un exemple. « Ce n’est pas que le Parlement de Paris, en la personne de Lizet, et l’Inquisition en la personne d’Ory, qui s’acharnent sur Dolet : c’est l’entourage du cardinal-archevêque de Lyon, Ippolito d’Este, en la personne de son official et vicaire-général, Estienne Faye, aidé par un juge ecclésiastique de l’archidiocèse, Mathieu Bellièvre, chanoine de Saint-Paul. […] Langey est mort mais ni Du Bellay, ni Duchâtel, ni Olivier ne peuvent rien contre Tournon, Ory et, je pense, contre d’Este… ».
Dolet n’a pu échapper à ses bourreaux en raison de la terreur répandue par l’inquisition et non parce qu’il était l’objet d’une haine générale.
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