La bourgeoisie marchande s'affirme et provoque un bouleversement de la pensée.
De 1300 à 1500, les villes italiennes sont au cœur des progrès économiques. Si Galilée pourra construire la lunette astronomique sur les plans que lui a envoyés Képler, c'est parce qu'il utilise les progrès techniques de l'artisanat du verre de Venise. Dans les villes la bourgeoisie découvre que des techniques modernes étaient connues dans l'antiquité. Il va donc y avoir un véritable engouement pour les textes du passé. Dans l'art, la sculpture, l'architecture, la peinture, l'histoire, voilà que l'idée se répand : l'antiquité était en avance sur nous. Les hommes instruits se jettent dans la recherche de ce passé qui devient vite une terre à redécouvrir. Ce n'est pas un hasard si les expéditions maritimes, s'efforcent de déchiffrer ce qu'avaient compris les anciens grecs et romains. Christophe Colomb part avec des cartes et des calculs basés sur les textes de l'antiquité.
Les humanistes sont donc des érudits comme Pétrarque (1304-1374) ou Boccace (1313-1375),
qui ont accès aux textes de l'antiquité en fouillant les bibliothèques des monastères ou grâce aux érudits de Byzance, dont les plus prestigieux viennent s'installer à Venise ou Florence, du fait du déclin puis de la menace de la chute de l'empire byzantin. Venise n'a pas ramené seulement de Bizance les lions de bronze pour installés sur la cathédrale St Marc, mais aussi des savants.
Puis à partir de 1450, la bourgeoisie étend ses positions commerciales dans toute l'Europe du nord. L'Eglise est entrainée dans cette mode de l'engouement pour l'antiquité. Le premier pape humaniste Nicolas V (1405-1455) fonde la bibliothèque vaticane. Son secrétaire Lorenzo Valla crée l'humanisme philologique qui analyse et donc soumet à critique les textes sacrés de la Bible.
Il n'y a donc pas à ce moment-là d'opposition des sommets de l'Eglise à cet essor de la recherche. Ce qui explique aussi le prestige de l'Italie dans toute l'Europe. Ses richesses sont des proies qui attirent les pillards. ( En témoignent les onze guerres conduites en Italie par les rois de France au XVIème s).
On connait bien la place des Médicis à Florence ou des Fugger à Augsbourg, les banquiers marchands ont déjà une vision mondiale des affaires.
La bourgeoisie a ses intérêts propres qui entrent en contradiction avec l'ordre féodal
Toute la société est corsetée dans la féodalité où le clergé est l'ordre répondérant car il est l'interprète de la volonté divine et les nobles sont ses vassaux. Dès qu'un roi ou empereur puissant veut contrôler son clergé, des conflits majeurs se développent. Le principe du pouvoir totalitaire du clergé et du pape reste un fondement de la société défendu becs et ongles par le haut clergé qui vit dans le luxe le plus ostentatoire.
Mais la bourgeoisie de plus en plus riche développe le crédit pour les rois et les princes, ce qui suppose, de leur part, des levées d'impôts toujours plus lourdes pour assurer le service de la dette publique, les intérêts étant fort élevés. Il arrive un moment où la lutte pour accaparer la richesse produite par le paysan serf va opposer le clergé qui veut s’assurer un train de vie toujours plus dépensier et les bourgeois qui poussent les rois pour payer leurs dettes à augmenter les impôts des artisans, commerçants, paysans.
Ce n'est pas un hasard si la question des indulgences va exploser en Allemagne. Depuis l’humiliation imposée à l'empereur d'Allemagne à Canossa (1077) par le pape, le clergé avait gardé dans les principautés allemandes des moyens de pillage colossaux, et chaque année des convois d'or partaient vers Rome et le Vatican. Les indulgences étaient un nouveau moyen d'enrichissement qui pesait surtout sur les riches et faisait gronder aussi bien les bourgeois qui devaient déjà graisser la patte des nobles pour faire commerce, que la petite noblesse des chevaliers appauvris, jaloux du train de vie scandaleux des évêques, cardinaux, et abbés des monastères toujours plus nombreux.
En 1514 le pape Léon X renouvelle l'indulgence pour la construction de St Pierre de Rome. Quand Luther en 1517 affiche sa proclamation sur le mauvais usage des indulgences, il exprime une idée qui est dans l'air du temps. Par la suite sa critique se développe en critique religieuse, donc en reforme religieuse, mais elle va susciter des développements qui le dépassent.
Il serait d'ailleurs incompréhensible que si vite (sans internet, télés satellite, ou radio), mais avec l’imprimerie cependant, ses idées se soient répandues, si elles n'avaient pas été portées par l'époque.
L'Eglise pilier de l'ordre féodal prend peur
Quelques repères historiques expliquent le contexte dans lequel les humanistes vont voir se retourner contre eux la fureur du clergé. Ceux qui comme Dolet ont été imprudents et n'ont pas voulu s'abaisser, le paieront cher.
En Allemagne les princes se jettent sur les biens de l'Eglise, mais les paysans à partir de 1525 se soulèvent. Thomas Munzer, sous une forme religieuse lui aussi, avait exprimé les revendications paysannes du partage des terres et de l'égalité. Luther appelle à massacrer les paysans, et cette guerre des paysans se termine par d'horribles carnages et des représailles monstrueuses et sans fin. Les princes s'entendent : ceux qui sont restés fidèles au pape (Bavière) et les luthériens signent en 1555 la paix d'Augsbourg sur la base « cujus regio, ejus religio » ( les sujets auront la religion de leur prince).
L’ Angleterre suit cet exemple. « La réforme, et la spoliation des biens de l'Eglise qui en fut la suite, vint donner une nouvelle et terrible impulsion à l'expropriation violente du peuple au 16ème siècle. L'Eglise catholique (anglaise) était à cette époque propriétaire de la plus grande partie du sol anglais. Les biens du clergé tombèrent entre les mains des favoris royaux, des fermiers spéculateurs qui commencèrent à chasser en masse les vieux tenanciers héréditaires... Les bourgeois capitalistes favorisèrent l'opération dans le but de faire de la terre un article de commerce, d'augmenter leur approvisionnement de prolétaires campagnards, d'étendre le champ de la grande agriculture » (Marx, Le Capital, chapitre l'accumulation primitive).
On voit donc qu'à l'époque où écrit Dolet, l'Allemagne est à feu et à sang, l'Angleterre a rompu avec la tutelle du pape. Mais la toile de fond c'est une lutte à mort pour savoir si la bourgeoisie aura une meilleure part dans le pillage de la paysannerie, si la terre deviendra un article de commerce et de spéculation.
Les humanistes un danger pour tous les camps
Dolet a fait des études à Padoue au moment où les textes de l'antiquité sont à l'honneur. Il est allé, de plus dans une université jouissant d’une grande liberté et où l'athéisme est accepté comme d'autres idées. Mais quand il revient en France la situation est en train de changer.
François 1er protège encore les humanistes de la Renaissance, mais sa défaite de Pavie et des compromis obligés l'ont affaibli. Le cardinal de Tournon protège Dolet car il paraît un de ces savants capables d’augmenter la gloire de l'Eglise comme ces peintres et ces architectes qu'on fait venir d'Italie. Mais Dolet ne se contente pas de se prétendre un bon catholique, sa volonté de penser par lui-même devient très dangereuse pour le clergé qui veut arrêter toute dérive hérétique.
La compagnie des jésuites est fondée à Paris en 1534. Aujourd'hui il est facile de voir la concordance des dates, mais Dolet n'a pu le faire et surtout ne pouvait guère deviner toutes ses conséquences. En 1540 le pape Paul III, conseillé par l’Inquisiteur Mathieu Ory,ratifie la création de l'ordre. La contre réforme, véritable contre révolution, est en marche. Les humanistes sont suspects de risquer de déclencher la subversion. Ils ont ouvert la boite de la contestation en mettant la recherche de la connaissance sur un piédestal ; la recherche de la vérité devient une démarche individuelle, échappant au contrôle de l'Eglise.
L'anthologie de Dolet le montre bien : il considère que les connaissances humaines assureront en se développant l'harmonie et la liberté, il voit la liberté d’expression que permet l’imprimerie comme un moyen de faciliter et accélérer ce mouvement de diffusion des idées et des connaissances. Il est un pionnier de ce qu’on appellera les Lumières qui, deux siècles plus tard, marqueront une nouvelle poussée de la bourgeoisie qui cette fois n'exprimera plus ses revendications sous des formes religieuses mais politiques, cet essor des idées précédant et accompagnant la révolution française.
La renaissance a marqué une première avancée de la bourgeoisie sur la scène de l'histoire et les humanistes ont exprimé l'aspiration à la liberté individuelle, qui était contradictoire à toute la conception féodale des hommes-liges (tout homme est le vassal d'un seigneur). Mais si le pape et ses évêques pouvaient fort bien s'accommoder de discours et de poésie antique, laisser un Erasme parler de Saint Socrate et de Saint Cicéron – ce qui devait indigner Dolet - et même sous les Borgias reconstituer les orgies romaines antiques, quand la bourgeoisie, sous couvert de réforme, a commencé sa lutte pour le contrôle des richesses, la conscience des classes féodales s'est brusquement réveillée. Comme l'a fort bien dit Marx, l'Eglise acceptera plus facilement la révision des neuf dixièmes de ses dogmes que la réduction d'un dixième de ses revenus.