La Doloire Bulletin de l'Association Laïque Lyonnaise des Amis d'Etienne Dolet - n°32 - oct 2017
Une trouvaille de valeur :
« Le martyre d’Etienne Dolet »,
son auteur, présentation du roman
Le roman dont nous donnons cette édition inédite – n’a encore été publié que deux fois, et seulement en feuilleton, en 1904, dans le journal L’Action, quotidien « républicain, anticlérical et socialiste » et en 1930, dans le quotidien Le Populaire du parti socialiste (S.F.I.O.) dont le président était Léon Blum.
Depuis, on n’en avait plus entendu parler. Un ami de l’Association Laïque Lyonnaise des Amis d’Etienne Dolet l’a retrouvé au cours de ses recherches sur Gallica (BNF) dans le feuilleton du Populaire. Nous l’avons lu et décidé de l’éditer. Pourquoi ?
I – Les feuilletons au XIXème siècle
Les feuilletons sont une invention des journaux du XIXème siècle. Il s’agissait de fidéliser des lecteurs, de les tenir en haleine par des rebondissements incessants, de les distraire et, pourquoi pas, de les instruire, d’introduire, au cours des épisodes, des opinions qui pouvaient se vouloir progressistes.
Les plus grands écrivains du XIXème siècle publièrent certains de leurs romans en feuilleton. Eugène Sue (1804-1857), fut un des rois de ces feuil-letonistes : avec « Les Mystères de Paris », publié en 1842-1843 dans Le Journal des Débats, journal conservateur mais « éclairé », il connaît un succès populaire immense. La gloire du roman vaudra à Eugène Sue d’être élu député de la Seine, le 28 avril 1850 à l’Assemblée législative. Républicain, il devra prendre la fuite après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte.
La liberté de la presse n’étant pas assurée – elle ne le sera qu’avec la loi de la IIIème République du 21 juillet 1881 – Eugène Sue, converti au socialisme, croit pouvoir faire avancer la libération du peuple en donnant ses personnages en exemple.
Le jeune Karl Marx ne pensera rien de bon du socialisme à la sauce d’Eugène Sue, en dépit de l’exergue du roman : « Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conqué-rir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’insurrection. »
Il étudiera cependant les « Mystères de Paris », en raison de leur in-fluence, au point de consacrer à leur réfutation le chapitre VIII de son pamphlet contre l’idéalisme des jeunes hégéliens allemands « La Sainte Famille » de1845. Il ne se laisse pas prendre à « l’humanitarisme » hypocrite du héros principal du roman, Rodolphe, prince de Gerolstein, pas plus qu’aux théories sociales que lui prête Eugène Sue. Marx prononce un jugement qui n’a rien perdu de son actualité sur la « sixième révélation des mystères de l’économie politique » d’Eugène Sue.
Cette « révélation », opposée à la théorie socialiste de la lutte des classes, est bien connue de nos jours et ne surprend plus :
« Enfin, il faut que l’État s’intéresse à l’énorme question de l’organisation du travail. Il faut qu’il donne l’exemple salutaire de l’association des capitaux et du travail, et d’une association qui soit honnête, intelli-gente, équitable, qui assure le bien être de l’ouvrier sans nuire à la fortune du riche, qui établisse entre ces deux classes des liens de sympathie, de gratitude, garantissant ainsi à tout jamais la tranquillité de l’État ». (La Sainte Famille, éd. sociales p. 232 – souligné par Marx)
On aura reconnu la doctrine sociale de l’Église de l’association capital – travail, dans le socialisme utopique d’Eugène Sue, plusieurs dizaines d’années avant que le pape Léon XIII le reprenne à son compte et le présente en 1891, dans son Encyclique « Rerum Novarum ».
Le feuilleton du « Martyre d’Etienne Dolet » est d’une autre veine. Ce n’est pas par hasard que deux journaux socialistes ont choisi de la donner en feuilleton. Qui était son auteur ?
II – Jules Lermina
Jules Lermina, 1839-1915, l’auteur du feuilleton, a été non seulement un polygraphe fécond et de grand talent, mais un militant, anticlérical, proche des libertaires, ami et défenseur de la République.
Admirateur d’Edgar Poe, Victor Hugo, Alexandre Dumas ou Eugène Sue, il publie à leur suite des dizaines d’ouvrages, pamphlets politiques, fictions historiques, romans d’anticipation, feuilletons rocambolesques, écrits de vulgarisation.
Lermina connaîtra la prison à plusieurs reprises. La première fois, en 1867, sous le Second Empire, pour avoir participé à l’hommage rendu à Alphonse Baudin, le député tué sur une barricade le 3 décembre 1851, lors du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Victor Hugo, depuis son exil de Guernesey lui écrira : « Vous avez, le talent, vous avez la volonté, vous avez le courage et, de plus, l’épreuve vaillamment traversée. Je vous applaudis… ».
Il est très impliqué dans l’opposition républicaine, révolutionnaire à Napoléon III. Un rapport du Préfet de police écrit : « M. Lermina s’est montré dans ses écrits très hostile au gouvernement de l’Empereur. Il fait partie d’un groupe d’écrivains qui se disent libres-penseurs, il affiche des opinions antireligieuses et républicaines ». Pour avoir réclamé, dans un discours (28 avril 1870) que l’empereur soit condamné « aux travaux forcés à perpétuité, comme assassin, voleur et faux-monnayeur », il écope de deux ans de prison et 10000 F d’amende, il échappera à cette répression par la chute de l’Empire.
Tout autant qu’à la tyrannie de l’Empire, Lermina s’en prend violemment au catholicisme qu’il définit comme une « religion obscure, avide et cruelle, ennemie de l’activité humaine, adversaire de l’intelligence, négatrice de tout progrès et de toute morale sociale, fautrice d’ignorance, d’hypocrisie et de trahison, ayant à son actif les persécutions les plus féroces, etles crimes les plus odieux, bavarde de charité et foncièrement égoïste […] Le catholicisme est un crime ».
On retrouvera ces opinions très largement dans le feuilleton dédié à Dolet.
III – Un feuilleton très politique
Jules Lermina connaissait les deux biographies de Dolet dont on disposait à son époque – celle, si bienveillante de Joseph Boulmier : Dolet, « Martyr de la Pensée Libre » de 1857, et celle, devenue classique : Dolet, « Martyr de la Renaissance » de Richard Copley Christie de 1880 en anglais et 1886 en français. Il les cite en référence à plusieurs reprises.
Il n’a pas l’intention d’écrire une nouvelle biographie.
Il ne s’intéresse donc pas à l’enfance de Dolet à Orléans, à ses années d’études à Paris sous la direction de l’humaniste Bérauld, ni même à son séjour universitaire à Padoue, auprès de son maître cicéronien, admiré et aimé, Simon Villeneuve, encore moins à son emploi de secrétaire à Venise auprès de l’ambassadeur de France, l’évêque Jean de Langeac, dont il re-tient seulement que Dolet bénéficiera de sa bourse. Comme on ignore à peu près tout de la vie de Dolet, au quotidien, à Toulouse comme plus tard à Lyon, Lermina imagine les aventures attendues dans un feuilleton : liaisons amoureuses, jalousies, enlèvements, duel, emprisonnement dans des « in pace », évasions par des souterrains, émeutes, scènes de violence, répres-sions, sans oublier les clins d’oeil aux classiques, une bohémienne rappelant Esmeralda, un ami de Compaing détrousseur de cadavres comme Thénardier, un puits sans fond d’un « in-pace » souvenir d’Edgar Poe etc.
Il entrelace adroitement ces péripéties longuement développées à des événements historiques réels ou des faits connus concernant Dolet lui-même, sans réel souci de chronologie, mais en s’aidant d’une riche documentation. Veut-on une illustration de l’art de l’écrivain à créer sa réalité anachronisme assumé ?
Son roman débute lors du retour en France de Dolet, en compagnie de son fidèle ami Simon Finet. Les archives ne nous ayant rien transmis de l’origine sociale de Louise Giraud, la future femme de Dolet (épousée en 1538) et de Guillot, dit Compaing, le peintre qu’il sera amené à tuer dans la nuit de 31 décembre 1536 à Lyon, Lermina invente leur histoire. Louise est une vaudoise8 de la Vallouise, une hérétique ; Compaing, un vaurien du même village, amoureux rejeté par Louise, prêt à tout pour la posséder. Les mercenaires d’une croisade catholique conduite par l’Évêque d’Embrun – neveu du Cardinal de Tournon – et l’Inquisiteur dominicain Frère Mathieu Orry déferlent pour massacrer les hérétiques de la vallée, le jour où Dolet est de passage. Dolet arrive trop tard pour aider les Vaudois à échapper à la tuerie, assez tôt pour arracher la jeune et belle Louise aux mains de Compaing, traître à ses bienfaiteurs, complice des tueurs. Dolet, généreux, épargne la vie du misérable qui jure de se venger et qu’on retrouvera à Toulouse et à Lyon. Certes, cette croisade d’extermination des Vaudois en 1531 – l’année où Dolet revient en France est une invention mais bien venue dans le roman. Et pas si fausse : l’auteur n’a fait que transférer en 1531 l’histoire, détaillée, de la croisade bien réelle des massacres qui avaient eu lieu en 1494, annonçant la future tuerie des Vaudois dans le Lubéron en 1545.
Lermina ne renoncera à ce qu’il appelle les « fantaisies » de son imagination que dans les dernières pages pour faire, avec émotion, le récit fidèle du martyre de son héros. Il n’avait fait de lui jusque-là que des portraits flatteurs. Il était beau, aimé des femmes comme de ses nombreux amis, brillant, éloquent. Il change de ton quand il s’agit de montrer le condamné conduit au bûcher :
« Dolet, torturé, les membres tordus sous le fer du bourreau alors que déjà il était épuisé par deux années d’emprisonnement, ne ressemblait en rien à l’effigie théâtrale qui se dresse aujourd’hui en plein Paris et qui semble, hélas ! celle d’un artiste d’opéra prêt à chanter un air de bravoure.»
Lermina, tout au long de son roman, utilise ses « fantaisies », pour dénoncer la monarchie féodale, les riches bourgeois, la religion catholique, les moines, et faire de Dolet un « précurseur » – c’est le mot de l’auteur – de la libre-pensée, de la lutte de classe et même de la grève générale.
Ainsi Lermina poursuit des buts, non pas académiques mais politiques ; ce roman-feuilleton n’est-il pas destiné à un journal engagé. Sa publication en 1904 se déroule en plein débat sur les lois anticléricales de la IIIème République – les libres-penseurs créateurs de ce journal « l’Action » luttent activement pour faire voter la loi de séparation des Églises et de l’État ; alors que l’affaire Dreyfus – qui a révélé l’alliance réactionnaire de la droite catholique antisémite et des royalistes – n’est pas terminée ; au cours de la bataille des Jaurès, Goblet, Pressensé ou Blum contre les lois dites « scélérates » de 1893-1894 qui, sous prétexte d’en finir avec le terrorisme anarchiste, permettent de museler la presse et de réprimer le mouvement ouvrier.
Ce sont les thèmes que Lermina développera sous des formes adaptées dans son roman.
Il a su voir dans la Renaissance un siècle admirable de courage et d’humanité dont l’alliance de la féodalité et de l’Église ont empêché le plein épanouissement.
« Époque admirable pourtant, parce que de cet amalgame de vices, de lâchetés, de cruautés sans nom, quelque chose jaillissait, qui était de la vertu, du courage et de l’humanité. Les Droits de l’Homme n’ont pas été formulés en 1789, par une subite révélation, quasi surnaturelle. Les intellectuels du seizième siècle les proclamaient déjà en leur conscience ; des enseignements de la Réforme luthérienne ils tiraient quelque chose de plus précis qui était une réforme non religieuse ou irréligieuse. Ils allaient déjà jusqu’à la Libre Pensée, et si les supplices ne les avaient pas contraints au silence, ç’aurait été, dès lors, la révolution des consciences, que nous atten-dons encore mais dont ils eurent la préscience. Les Bonaventure du Périer, les Rabelais, les Béroalde de Verville, avaient déjà franchi la limite qui sépare la foi du rationalisme, et le « Cymbalum Mundi » nie et raille le fils de Dieu lui-même. »
Le roi est un débauché allié à l’Église haineuse.
Lermina déteste la monarchie et l’Église.
« Ce roi, essentiellement sceptique, joyeux et débauché, fut plus que tout autre l’esclave des moines qui lui faisaient peur de l’initiative intellectuelle des savants, des philosophes et des poètes ; en somme, ignorant, il frissonnait aux menaces de son confesseur, et, comme l’avait dit Rabelais, leur abandonnait les penseurs, jugés hérétiques et anarchistes … Sans conscience, il n’avait que des caprices ; quelquefois bon par indifférence, le plus souvent mauvais par sottise et par lâcheté. […] Si l’imprimerie est devenue la plus grand puissance du monde, c’est parce que François Ier et l’Église n’ont pu la tuer. Ce père des lettres avait la haine et surtout l’épouvante de la pensée humaine; s’il protégeait quelques rimeurs ce fut seulement pour les épîtres louangeuses qu’ils lui adressaient. »
L’Église est vilipendée à toutes les pages pour ses agissements criminels et Lermina, comprenant que l’ère des dominicains et franciscains, en raison même de leurs excès, arrive à son terme, englobe, en dépit de l’ana-chronisme qu’il ne peut ignorer, dans sa dénonciation des ennemis de Dolet et des humanistes, l’ordre des Jésuites de la contre-réforme.
« L’époque était terrible : raisonner, c’était courir un risque de mort ; tous les pouvoirs se soumettaient à l’Église haineuse de l’intelligence, de la connaissance. Le protecteur le plus haut placé précédait parfois le protégé à la potence ou au bûcher, […] le roi, sceptique au fond, tartufe d’égoïsme et de passions basses, besogneux par luxe et débauche, par ambitions stu-pides de conquérant toujours battu, livrait à l’Inquisition ceux qu’il avait le mieux assurés de sa protection. »
On vérifie que Lermina a voulu écrire un roman militant. Ce qui est encore plus évident quand, se fondant sur la réputation de Dolet, ami des compagnons imprimeurs, il fait de lui un orateur de meeting ouvrier.
Dolet « précurseur » de la grève générale libératrice ?
Lors de l’assemblée des compagnons-imprimeurs grévistes à laquelle Dolet a été invité, un orateur, soupçonné d’être un provocateur, appelle à l’émeute, comme lors de la Grande Rebeyne, la révolte des pauvres de 1529, qui avait été suivie d’une répression sanglante.
« Dolet qui avait tout écouté en silence, alors d’une voix ton-nante, domina les cris de la foule.
Écoutez-moi tous ! cria-t-il. On veut faire de vous des incendiaires et des assassins !...
Son front énorme, ses yeux largement ouverts, sa mâchoire large d’où pendait une barbe d’une teinte fauve, lui donnaient une physionomie de prophète inspiré. […] On l’écouta […]
Mais entendez bien ceci, si toutes les corporations, le même jour, à la même heure, se dérobent au travail, si les boulangers ne font plus de pain, si les charretiers ne transportent plus les denrées, si les bateliers arrêtent leurs chalands, si les tailleurs ne livrent plus d’habits ni les cordonniers de chaussures, alors instantanément la vie s’arrête. Les maîtres avec tout leur or, ne peuvent rien contre cette subite stagnation.
L’inaction générale des travailleurs leur prouve quelle est la valeur de cet effort qu’ils dédaignent. […]
Me comprenez-vous bien, compagnons ? Sentez-vous la stupeur qui s’emparerait de tous ceux qui vous rançonnent et vous ex-ploitent ? Je vous le dis, ils sauraient alors qu’il y a quelque chose de plus grand, de plus fort que le sac d’écus…Et que cela, c’est le travail. […]
Le Tric général, voilà le mot d’ordre ! Et par lui seul, vous vaincrez. »
Faisons nôtres les dernières lignes du feuilleton de Lermina
Ce feuilleton de 1904, a participé à l’immense notoriété de l’imprimeur à la Doloire d’Or, à la fin du XIXème siècle, notoriété qui a fait de lui une telle figure emblématique des libertés républicaines et du combat libérateur des travailleurs, que des centaines de communes ont choisi de donner son nom à une rue, une école, une salle municipale.
Rien d’étonnant qu’il ait été choisi pour être republié en 193015 dans Le Populaire, annoncé par l’article élogieux de Jean Jaurès sur Dolet, que nous plaçons, à notre tour, en tête du feuilleton, qui datait lui aussi de 1904 et dont Lermina avait pu s’inspirer ; en 1930, la crise du capitalisme réveille les conflits politiques et religieux. La grève générale éclatera en 1936.
« La démocratie et la libre pensée s’honorent en célébrant, à la date sinistre du 3 août, la mémoire d’Etienne Dolet, de cet homme de bien qui fut de bonne volonté et d’honnête conscience et qui, un des premiers en France, se montra le champion de la Justice et de la Vérité. Martyr de la raison, victime de l’Église sanglante. »
Marcel Picquier,
Président de l’Association Laïque Lyonnaise des Amis d’Etienne Dolet