Discours de M. Emile Chautemps,
président du conseil municipal de Paris
à ETIENNE DOLET
Messieurs,
II n'y a pas encore trois siècles et demi, le 3 août 1546 en ce moment réunis les mandataires de la population parisienne, les délégués de groupes ouvriers légalement constitués pour la défense de leurs intérêts corporatifs, les délégués de groupes publiquement organisés pour la propagation de la libre pensée, et ceux de la franc-maçonnerie à quelques pas du lieu où la patrie reconnaissante devait plus tard consacrer un temple à la mémoire de ses grands hommes, et oit Victor Hugo, après avoir répudié toute religion révélée, devait être conduit, comme à une sorte d'apothéose, par un million de citoyens {Applaudissements) non loin de l'endroit où l'on allait élever une statue à Jean-Jacques Rousseau, et plus près encore de celui où Voltaire devait s'asseoir un jour, au milieu d'un frais jardin, sur un piédestal de granit dans ce quartier où les sciences, les lettres et les arts sont aujourd'hui enseignés avec tant de liberté, un homme, un savant, jeune encore et en pleine vigueur, mais affaibli par les tortures auxquelles on l'avait soumis la veille et le matin, était amené en un tombereau, de la prison de la Conciergerie, pour être pendu et brûlé, brûlé avec ses livres.
Etait-ce la première fois qu'un bûcher était allumé sur la place Maubert? Non; du 10 novembre 1534 au 5 mai 1535, en six mois, vingt-deux personnes avaient été brûlées à l'endroit où nous sommes pour l'hérésie. Un jour, six hérétiques furent brûlés à la fois, et il semble que ce fut à cette occasion que l'on se servit pour la première fois du « strappado », sorte de bascule à l'une des extrémités de laquelle était suspendu le condamné, et qui permettait de le descendre pour un moment au-dessus des flammes, puis de le remonter, afin de prolonger la durée du supplice et d'accroître la joie des pieux spectateurs. (Très bien!)
Vivait-on à une époque particulièrement barbare? C'était en pleine Renaissance, sous le règne de François Ier, que l'on avait dénommé le Père des lettres, et à qui, cependant, la xxx catholique. (Applaudissements prolongés.) François Ier n'était plus le jeune héros de Marignan
le mari de la belle Ferronnière s'était vengé de cruelle façon, et le monarque n'avait plus de pensée que pour les soins physiques qu'exigeait sa triste maladie; il était devenu l'humble esclave de l'Eglise. qui ne lui permettait d'autre société que celle de sa maîtresse et lui représentait la persécution des hérétiques et l'anéantissement de la littérature comme le moyen de racheter les péchés de sa vie. C'est ainsi que les dernières années de son règne furent marquées par d'horribles massacres « Les trois villes vaudoises, écrit Henri Martin, et vingt-deux
villages étaient détruits trois mille personnes massacrées, deux cent cinquante-cinq exécutées, après les massacres, sur un simulacre de jugement; six ou sept cents envoyées ramer sur les galères du baron de la Garde beaucoup d'enfants avaient été vendus comme esclaves! ».
Mais le Midi ne fut pas seul à connaître ces horreurs à Meaux, par exemple, quatorze bûchers furent dressés en cercle, et les condamnés furent brûlés vifs. Les gens dévots de Paris eurent aussi les spectacles qu'ils affectionnaient.
Ainsi se passaient les choses à l'époque où nous reporte la cérémonie d'aujourd'hui, et voilà ce
qu'était ce bon vieux temps auquel voudraient nous ramener ceux qui se refusent à célébrer avec nous le centenaire de la Révolution française. (Salués d'applaudissements. Bravos prolongés.)
Mais Etienne Dolet, qui était-il, quels étaient ses crimes?
C'était un érudit, un grand littérateur, qui, arrivé le jour même de son supplice à la fin de sa trente septième année, avait écrit des ouvrages considérables et rempli le monde de sa renommée.
IL n'avait pas dix-sept ans et il n'était point encore parti pour l'Italie, où il devait aller suivre les leçons des maîtres illustres de l'Université de Padoue, laquelle était alors dans tout l'épanouissement de sa gloire, que déjà il avait conçu et arrêté le plan de son
grand ouvrage, les Commentaires sur la langue latine, l'un des livres d'érudition latine les plus importants du seizième siècle. Dès 1534, Dolet, alors âgé de vingt-cinq ans, était prêt à publier les Commentaires; mais il dut attendre d'y être autorisé par un privilège spécial du roi. Le Parlement, il est vrai, avait refusé au roi l'enregistrement de l'édit détendant à toute personne, sous peine de mort, d'imprimer en France n'importe quel livre, et ordonnant, sous peine du même châtiment, la fermeture de toutes les boutiques de libraire; mais François 1" ne s'était point tenu pour battu, et de nouvelles lettres patentes avaient été publiées qui interdisaient de faire paraître aucun livre nouveau, toujours sous peine de mort.
Grammairien, traducteur, historien et poète, Dolet avait beaucoup écrit et dans les genres les plus divers et nous ne devons pas oublier, dit son savant biographe, M. Richard Copley Ghristie, « qu'à sa mort il n'avait que trente-sept ans, et que les quatre dernières années de sa vie furent passées presque exclusivement en prison. Quelle aurait été la réputation de Budé, de Calvin, ou même d'Erasme, si leur vie s'était terminée avec leur trente-septième année? » (Applaudissements prolongés.)
Et M. Christie reprend plus loin
« Les livres que Dolet n'écrivit pas, mais dont il fit seulement le plan, nous intéressent plus encore que ceux qu'il a composés, car ils nous aident à mieux comprendre l'esprit, les aspirations, les visées du cicéronien passionné. L'histoire des opinions, la traduction complète de Platon, la traduction de toute la Bible, l'Orateur François, l'histoire de son temps, les vies des rois de France, composées à la manière de Suétone, tout nous fait admirer l'enthousiasme de Dolet, et rire, tout à la fois, de la suffisance de celui qui s'imaginait être assez compétent pour entreprendre ces travaux, ou qui pouvait croire qu'une vie suffirait pour les mener à
bien. »
Et Jean Voulté écrit au cardinal de Lorraine « Que ne peut-on attendre, à l'avenir, d'un homme doué d'un génie aussi excellent, d'une éloquence et d'une application aussi infatigables, et cherchant avec tant d'ardeur à se faire un nom immortel? Et Youlté dit encore que cet homme est « l'ornement du siècle et sera la gloire éternelle de la France ».
« Je ne parlerai pas, Messieurs, de l'imprimeur, car Dolet n'était pas seulement l'un des premiers
hommes de lettres de son temps, il tenait encore à Lyon un atelier typographique, duquel sortirent des ouvrages estimés, et cette particularité ne surprendra point ceux qui savent qu'à son origine, l'imprimerie était un art exercé par les hommes de la plus grande science généralement latinistes et même hellénistes distingués. Chez Robert Estienne, par exemple, « le latin était la langue que parlaient généralement dans la maison, non seulement les dix doctes aides, mais le chef, sa femme et ses enfants, et même les domestiques. »
Je laisse aux orateurs qui vont me succéder, et qui prendront ici la parole au nom des diverses corporations typographiques, le soin de nous dépeindre ce côté de la vie de notre héros, et do vous dire comment il n'hésita point à encourir les ressentiments de ses confrères, les patrons imprimeurs de Lyon, pour prendre hautement la défense des ouvriers typographes injustement opprimés. (Applaudissements.)
Ces ressentiments, qui s'ajoutèrent à la haine des bigots et des fanatiques, ne furent pas l'une des moindres causes des malheurs de Dolet.
Dolet fut condamné trois fois à mort.
Attaqué la nuit, dans une rue de Lyon, et se trouvant en cas de légitime défense, il avait tué son
agresseur, le peintre Compaing. Ses envieux et les gens d'église voulurent profiter de cet accident pour se débarrasser de lui mais François 1er lui accorda une première fois sa grâce, à laquelle applaudirent tous les gens de lettres, tous les amis de la pensée libre et indépendante. (Très bien – Bravos.)
Vers le milieu de l'année 1542, il est poursuivi sous l'inculpation capitale d'hérésie, jeté dans la prison de l'archevêché de Lyon, et traduit devant l'inquisiteur général, qui était alors le dominicain Mathieu Orry, le " Nostre maistre Doribus " de Rabelais homme habile entre tous à arracher aux accusés des aveux et des contradictions qui permissent aux juges de se passer de preuves extérieures toujours en voyage d'un bout de la France à l'autre, partout il allumait des bûchers.
Ce discours est déjà bien long. Messieurs, et, cependant, il est d'un enseignement salutaire de rappeler ici que Dolet fut condamné à mort pour avoir employé le mot fatum, « non pas dans le sens qu'un chrétien doit donner à ce mot, mais suivant la signification que lui donnaient les anciens philosophes païens, voulant approuver la prédestination » pour avoir imprimé ou vendu des livres qui avaient été damnés et réprouvés, comme contenant des propositions erronées; enfin, pour avoir mangé de la viande en carême et à d'autres époques d'abstinence.
On l'avait vu, lisons-nous encore dans le livre de M. Christie, se promener pendant les heures du service divin, et on l'avait entendu dire qu'il préférait le sermon a la messe enfin, on l'accusait de mettre en doute dans ses écrits l'immortalité de l'àme. II ne servit de rien à l'accusé d'affirmer que s'il avait mangé de la viande en carême, c'était par ordonnance de son médecin et en raison d'une maladie dont on savait qu'il soutirait; Dolet fut reconnu coupable de pravité hérétique; on déclara qu'il était impie scandaleux, schismatique, hérétique, fauteur et défenseur des hérésies et erreurs pernicieuses, et il fut condamné au bûcher.
Le condamné en appela au Parlement, qui montra combien il tenait à ne pas priver les fidèles du spectacle particulièrement attractif que leur donnerait le supplice d'un homme illustre, et François Ier dut s'y prendre à deux fois pour arracher aux juges leur proie; enfin, après quinze mois d'emprisonnement, Dolet était libre, mais ses livres devaient être solennellement brûlés.
Peu de mois après, il était de nouveau en prison on avait saisi dans Paris deux énormes paquets contenant des livres prohibés et sur lesquels était écrit en très gros caractères le nom d'Etienne Dolet.
Piège grossier, car il est bien évident que notre imprimeur, qui se savait soupçonné, n'aurait point
ainsi affiché son nom! Dolet s'échappe de prison, passe en Piémont; puis, impatient de revoir sa femme et son Hls, il franchit à nouveau les Alpes pour venir soumettre à la haute bienveillance du roi la situation qui lui a été faite par ses ennemis ; mais il est de nouveau arrête et traduit devant le Parlement, qui le jugera sur trois chefs d'accusation blasphème, sédition et exposition de livres prohibés.
Avait-il exposé des livres prohibés? Il démontra le piège que lui avaient tendu ses ennemis au sujet des deux paquets.
Avait-il commis le crime de sédition? Non, à moins que l'on ne comprenne sous ce mot son atti-tude sympathique aux ouvriers typographes ? Enfin, avait-il blasphémé? Cléricaux, qui reprochez
à la République son intolérance et ne pouvez lui pardonner d'avoir voulu faire prévaloir dans ses services publics le principe de la neutralité religieuse, qui est celui de toute laïcisation, vous vous sentirez quelque peu embarrassés en nous entendant proclamer bien haut qu'un homme de grande science a pu être livré par l'Église au bourreau sans autre crime que celui d'avoir exactement traduit quatre mots de YAxiochus de Platon. (Très bien! Très bien!)
Vainement, dans vos journaux et dans les brochures que vous répandez depuis quelques mois à profusion, essayerez-vous de donner le change à l'indignation publique, et de nous présenter Etienne Dolet comme un ivrogne, un homme immoral et un assassin personne ne s'y trompera, et l'impatience que vous avez manifestée à l'approche du jour où devait être inauguré ce monument montre combien vous vous sentiez atteints et humiliés par le récit de ces faits.
(Applaudissements prolongés. Bravos répétés.)
Mais les paroles sont fugitives, et le Conseil municipal de Paris a voulu qu'un monument impérissable fût élevé sur le lieu même du martyre de Dolet, afin que les générations futures eussent sans cesse présente à la mémoire l'horreur du régime auquel nous avons été arrachés par la Révolution française.
Ce monument, Messieurs, nous en pouvons admirer aujourd'hui la grandeur et la vérité j'adresse à M. Guilbert, statuaire, et à M. Blondel, architecte (Applaudisements), l'hommage reconnaissant de la ville de Paris, car, l'un et l'autre, ils ont su se maintenir à la hauteur de leur propre réputation et s'élever à celle de la protestation sublime qu'ils avaient pour mission de rendre éternelle.
La ville de Paris relevant la libre pensée!
(Triple salve d'applaudissements. Très bien Très bien !)