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La Doloire Bulletin de l'Association Laïque Lyonnaise des Amis d'Etienne Dolet - n°1 - oct 2002
Etienne Dolet était-il athée ?
par Claude Bocquet, professeur d'Université
Dans mon livre Etienne Dolet, traducteur réinterprété, j'ai pris position sur une question discutée, et qu’on peut sans doute légitimement considérer comme discutable, en écrivant qu’on doit tenir Etienne Dolet pour athée(1). D’autres auteurs ne partagent pas ce point de vue: pensons au pasteur Emmanuel Douen qui, dans article « Etienne Dolet, ses opinions politiques », paru en 1881 dans le Bulletin d’histoire du protestantisme, voyait en Dolet un protestant dans l’impossibilité d’affirmer sa foi, et, plus près de nous, Michel Magnien, qui n’est pas loin de partager cette opinion.
être athée au début du XVI° s.
Pour justifier ma position, il convient tout d’abord que je replace la question dans l’époque de Dolet, ne serait-ce que pour cerner le sens que l’on donnait en ce temps-là au terme d’athée, ou mieux le concept que recouvre ce terme, à savoir celui de personne qui ne croit pas en la transcendance, en un Dieu, parce que cette notion ne correspond pas nécessairement tout à fait à ce que le terme d’athée a recouvert plus tard et représente encore pour nous aujourd’hui au travers en particulier de la tradition intellectuelle des XIXème et XXème siècles.
J’aimerais à cet égard partir d’une toute petite anecdote contemporaine, et qui pourrait a priori sembler complètement étrangère à mon sujet. Il y a une vingtaine d’années, j’étais un jeune « aspirant » professeur d’université et j’assistais à un cocktail donné par l’Université de Genève. Me trouvant en présence d’un professeur, de nationalité égyptienne et de culture arabe, professeur de langue et civilisation arabes à l’Université de Genève, je lui tendis un verre de vin, qu’il repoussa aimablement en me disant: « Je ne consomme pas de boissons alcoolisées, parce que cela ne correspond pas à mes traditions, à mes habitudes, à ma sensibilité. » Je le priai donc de m’excuser, ajoutant que j’avais oublié la prohibition de l’alcool par l’Islam. Il sourit en répliquant: « Mon abstinence d’alcool a sûrement cette cause religieuse comme origine première, mais aujourd’hui pour moi ce n’est plus guère qu’une tradition culturelle, car personnellement je suis athée, je ne crois pas en un dieu quelconque. » Je répondis encore, avec mes gros sabots d’Européen: « Cela ne doit pas être facile dans votre pays et votre culture de se déclarer aussi ouvertement athée. » « Vous vous trompez,me dit-il, c’est au contraire beaucoup plus facile que dans votre Europe, que vous considérez comme laïque, parce que l’idée que la religion est une question de foi, de croyance, ce n’est pas une idée générale à toutes les religions, c’est une idée propre au christianisme; parce que c’est Jésus seul qui dit: « Celui qui croit en moi vivra quand bien même il serait mort ». Pour ma culture, la religion est question de respect de normes sociales et non de foi. Si vous dites, vous, en Europe: « Je ne crois pas en Dieu », vous devenez donc ipso facto l’adversaire de la religion et vous vous mettez en marge de quelque chose d’important dans la société qui est la vôtre. Si moi, dans mon pays, je dis: « Je ne crois pas en Dieu », je déclencherai sans doute un certain sourire. On me demandera peut-être ce que je veux dire par là, mais personne ne m’en voudra pour si peu; on n’y fera même pas vraiment attention pour autant que je respecte les normes de vie prescrites par l’Islam. En somme, c’est un peu comme le code de la route. Si vous dites à un agent de la circulation que vous ne croyez pas au code de la route, il haussera les épaules et ajoutera peut-être: « Cela m’est bien égal, mais si vous roulez à gauche sous le prétexte que vous ne croyez pas au code de la route, alors vous aurez affaire à moi. »
la foi déclinante
Quel est maintenant le rapport de cette histoire avec l’athéisme présumé d’Etienne Dolet ? Le christianisme de l’origine était la religion qui exigeait la foi, la croyance en des faits dont la vérité est loin d’être évidente. Mais, au cours des siècles du moyen-âge, la foi avait fléchi, ce qui se comprend fort bien en cela qu’elle avait engendré beaucoup d’attentes déçues: Jésus devait revenir rapidement avec tous les morts ressuscités pour rétablir le Paradis terrestre comme il avait existé au temps de la Genèse. Depuis longtemps on avait tout préparé, on avait mis les petits plats dans les grands pour accueillir dignement le Seigneur, mais vu son énorme retard, le repas de fête avait refroidi, d’où l’idée, du moins dans les classes cultivées, celles qui savaient lire et réfléchir, que le Seigneur ne reviendrait sûrement pas, que tout cela était une tromperie. Mais le christianisme était aussi devenu au cours de siècles une structure politique et sociale normative extrêmement puissante. Disant cela, je ne fais qu’énoncer une très grosse banalité: il est bien évident que tout l’ordre politique du monde à la fin du XVème est fondé sur la norme chrétienne. Il y a donc désormais une contradiction entre la norme politique et sociale, devenue très forte, et la foi, complètement déclinante. Ainsi en cette fin du XVème siècle, on admet très bien l’athéisme, dans le sens, qui est aussi le nôtre aujourd’hui, d’absence de foi. Il existe à Padoue une université, celle justement que Dolet fréquentera, qui dans son ensemble professe ouvertement l’athéisme, et très rares sont ceux que cela dérange. Dans son livre sur Etienne Dolet, paru en 19072, Galtier nous conte une anecdote rapportée, nous dit-il, par Erasme selon laquelle Jules II, le pape qui bâtira le nouveau Vatican et fera appel à Michel-Ange, Jules II qui mourra en 1513, donc juste avant les débuts de la Réforme, était entouré de prêtres cicéroniens; un jour l’un de ces prêtres prononce un sermon sur la passion où il parle de Socrate, d’Epaminondas et d’autres personnages de l’Antiquité et ne prononce finalement jamais le nom de Jésus parce que ... Cicéron n’en parle pas. Le pape en personne approuve. Et cela ne dérange personne parce que la norme politique et sociale du christianisme n’est pas pour autant mise en cause. Je n’irai pas jusqu’à dire que Jules II était athée, car on ne peut pas sérieusement tirer une telle conclusion de cette seule anecdote et il existe des spécialistes de la vie et de l’oeuvre de Jules II beaucoup plus compétents que moi pour se prononcer à propos d’un tel sujet sur la base de documents plus démonstratifs.
l’immortalité pour Dolet
Ainsi Etienne Dolet n’est pas vraiment original : il pense comme les gens cultivés de son temps. C’est pour cela que Richard Copley Christie peut se permettre de dire que s’il avait vécu 50 ans plus tôt, Dolet serait sans doute devenu cardinal3 sans pour autant changer d’opinion. Mais Etienne Dolet est vraiment original par un autre élément de son attitude: il a un besoin fondamental d’éternité, un besoin absolu de refuser la mort et, comble du paradoxe, jusqu’à mettre en danger sa propre vie pour cette cause. Toute son oeuvre est remplie de cette fascination, et j’ai essayé de le montrer dans mon livre. Or, c’est là qu’on voit qu’il n’a pas d’espoir en l’éternité promise par Jésus, il cherche désespérément un autre moyen pour s’assurer cette éternité, et cela apparaît aussi à toutes les pages de son oeuvre. Et comment pense-t-il trouver cet autre moyen ? En restant éternellement en vie par son oeuvre dans le souvenir, dans l’esprit de la postérité à laquelle il en appelle à toute heure. C’est une assez belle démonstration, me semble-t-il, de ce qu’il ne croit pas en un dieu déterminé.
Mais, comme nous l’avons vu, son incroyance ne pose pas de problèmes très graves dans les premiers temps de la vie d’Etienne Dolet : cinquante ans plus tôt, il aurait pu devenir cardinal, comme le dit Christie. Mais un grand événement va intervenir en 1517, événement dont le poids se fera sentir surtout dès les années 1530 - 1540, c’est la Réforme, lancée par Luther en Allemagne, Réforme qui sera importée en France par Calvin. Quel est le fondement métaphysique de la Réforme ? Là encore je ne dirai que des banalités. Les réformateurs constatent justement que le christianisme est devenu un simple ensemble de normes politicosociales et que la foi, qui faisait l’originalité et le fondement même du christianisme, s’est perdue en chemin.
Luther, la crise de l’Eglise
La règle de Luther ce sera donc: sola fides, la foi seule, et rien d’autre. Les oeuvres, qu’on peut définir comme le fait de faire le bien ou le mal pendant sa vie terrestre, tout cela est dérisoire pour Luther puisque l’homme ne peut finalement faire que le mal. Luther, qui avait commencé par être un moine augustin, et à sa suite tous les réformateurs, fondent leur position théologique sur la pensée d’Augustin, où il disent retrouver cette idée de la foi seule. Ils se qualifient en cela d’augustiniens, terme que l’on oppose à celui de pélagien, le Pélagianisme correspondant à l’idéologie de l’Eglise catholique, qui professe qu’on peutêtresauvé par les oeuvres, soit justement en faisant le bien pendant sa vie terrestre. La querelle des Indulgences, déclenchée par Luther en 1517 comme premier acte de la Réforme, a le même fondement. L’Eglise remettait les péchés contre paiement à elle-même de sommes d’argent, parce que de tels dons pouvaient être tenus pour des actes de générosité, donc de bonnes actions.
La Réforme va avoir deux conséquences politiques.
La première est que l’Eglise, désormais catholiquepuisqu’il en existe une autre ou plusieurs autres, qui sont réformées, doit se reprendre, et renoncer à l’idée qu’on peut tolérer l’absence de foi pourvu qu’on ait le respect de la norme. Il faut donc qu’elle lutte contre l’athéisme, qui devient ainsi, dans cette première moitié du XVIème siècle, le crime par excellence. L’Eglise va donc se mettre à persécuter systématiquement et cruellement les athées, ce qu’elle ne faisait pas vraiment auparavant.
La seconde conséquence tient en cela que les gens comme Dolet ne peuvent plus respecter les normes de la religion tout en professant une pensée sans Dieu. Ils doivent, sous peine de mort, affirmer leur foi, ce que Dolet fera quelquefois mais manifestement sans conviction. Des esprits aussi libres et aussi naturellement provocateurs que Dolet ruent dans les brancards. Et c’est là qu’on retrouve tout ce qui sera la vie, le combat et le drame final de Dolet.
le drame de Dolet
Deux exemples suffisent à illustrer ces faits. Premier exemple: Etienne Dolet fut le premier grand théoricien de la traduction. C’est lui qui dans son opuscule La manière de bien traduire d’une langue en aultre, publié en 1540, pose les cinq principes qui permettent de faire une bonne traduction, principes qui sont largement restés valables au travers des temps jusqu’à nos jours. Or il setrouve que tous les spécialistes de la traduction: ceux qui vécurent avant Dolet, ceux qui furent ses contemporains et tous ceux qui l’ont suivi jusqu’à aujourd’hui, citent et étudient la pensée et les théories de la traduction de Jérôme, le traducteur latin de la
Bible, l’auteur de la Vulgate. Jérôme s’est d’ailleurs également exprimé sur les méthodes de traduction des textes profanes. Dolet, lui, seul théoricien de la traduction à adopter une telle attitude, ne cite jamais Jérôme, parce qu’il refuse les sources d’un christianisme qu’il considère comme une pensée dépassée et condamnée à disparaître et qu’il refuse de se référer à un homme dont l’Eglise a décidé de faire un de ses saints.
Second exemple, le plus illustre, la cause qui vaudra à Dolet le bûcher, sa traduction d’un texte faussement attribué à Platon, où Socrate dit: « Après la mort, au yap 00K caci », littéralement « Après la mort, tu ne seras pas » et Dolet traduit « Après la mort, tu ne seras plus rien du tout ». Pour l’Eglise, traduire ainsi c’est nier l’éternité de l’âme.
Mais en réalité c’est toute l’oeuvre de Dolet qui nie l’éternité de l’âme. Et Dolet, lui, il trépigne dans cette nouvelle société où il ne peut plus dire ce qu’il pense sur le sujet. Il y a chez lui une énorme pétulance: c’est la marmite qui va sauter d’un moment à l’autre parce qu’elle n’a
plus de soupape.Et, consciemment ou
inconsciemment, se laissant emporter un instant par son mouvement naturel de traducteur, il a laissé tomber ce qu’il pensait : « Après la mort tu ne seras plus rien du tout ». Mais l’Eglise veille. Ici elle a la forme du Parlement de Paris. Il y a longtemps qu’elle guettait le faux pas: cette fois elle l’a trouvé et tout finira Place Maubert, le 3 août 1546.
Calvin ne s’est pas trompé sur Dolet. Il n’a jamais pris Dolet pour un des siens, loin de là.
Dans le de Scandalis, il écrit:
« (. . .) Doletum et similes vulgo notum est tan quam Cyclopas quospiam Euangelicum semper fastuose speuisse. tandem eo prolapsi sunt amentiae et furoris, vt non modo in Filioum Dei execra biles blasphemias euomerent, sed quantum ad animae vitamattinet, nihil a
canibus et pocis putarent se differe(4)"
“ (. . .) Dolet et tous les cyclopes de la même espèce ont toujours superbement méprisé l’Evangile. Ils sont finalement descendu si bas dans la folie et le délire que, non contents d’avoir vomi d’exécrables blasphèmes contre le Fils de Dieu, ils ont en plus déclaré que, pour ce qui concerne la vie de leur âme, ils ne diffèrent en rien des chiens et de pourceaux.(5)"
« Et le même Calvin applaudira ouvertement le monde catholique, le monde censé être celui de ses ennemis, d’avoir envoyé Dolet au bûcher.
Dire que Dolet est un protestant qui s’ignore, c’est donc la plus grossière des contrevérités. Dolet, (je parle bien sûr du protestantisme du XVIème siècle et non de ce qu’il a pu devenir plus tard, notamment après le protestantisme libéral apparu dès le XVIIIème siècle, mais cela ne concerne pas notre sujet) parce que ce protestantisme était justement la volonté de revenir à la foi, à la croyance, comme seul fondement du Christianisme. Or Dolet c’est l’incarnation même de cette absence de foi qui caractérise son temps et qui est justement, et par réaction, la première cause de la Réforme.
Claude BOCQUET
Lyon, le 27 septembre 2002
1 - Etienne Dolet, traducteur réinterprété, p. 69
2 - Octave Galtier, Etienne Dolet. Vie - Oeuvre - Caractère - Croyance, p. 37
3 - Richard Copley Christie, Etienne Dolet, le martyr de la Renaissance. Sa vie et sa mort, traduction de
Casimir Stryenski, p. 7
4 - De Scandalis, quibus hodie plerique absterrentur nonulli etiam alienantur a pura Euangelii doctrina,
p. 54
5 - Notre traduction proposée dans Etienne Dolet, traducteur réinterprété, p. 85